Entretien avec Suzanne et Paul Bruneau pour "Quelque chose de Thaïlande"
1) A l’occasion de la venue de Suzanne et Paul Bruneau à la librairie, nous vous proposons de les rencontrer à votre tour, au travers de cet entretien. En espérant que cela vous donne envie d’en apprendre davantage sur ce beau pays qu’est la Thaïlande ! Bonne lecture !
1) Quelle
est votre première expérience de la Thaïlande (est-ce un hasard qui vous y a
mené ?) Quelle est votre relation avec la Thaïlande ? Comment a-t-elle évolué ?
Paul : Je suis allée pour la première fois en Thaïlande dans le cadre d’un volontariat avec l’ONG Enfants du Mékong en 2010. J’y ai vécu deux ans. J’y suis revenu de nombreuses fois depuis, notamment quand je vivais au Cambodge entre 2016 et 2019. Lorsque je suis en Thaïlande, j’ai l’impression d’être un peu chez moi. Quand je reviens, j’ai toujours l’impression que j’ai quitté le pays la veille.
Suzanne : J’ai découvert la Thaïlande en 2016. J’y suis retournée plusieurs fois depuis. Ma passion pour ce pays, et pour l’Asie du Sud-Est, est inexplicable. C’est un mélange de fascination pour une culture très éloignée de la nôtre et un sentiment de familiarité. Une de mes amies, d’origine khmère, dit que j’ai dû naître là-bas dans une vie antérieure (rires). Aujourd’hui, je m’intéresse de près à l’actualité sociale et politique du pays. Les lignes bougent et on assiste à de profondes mutations.
2) La Thaïlande est un pays très
lointain de la France, y avez-vous expérimenté des chocs culturels ? Au
contraire, y avez-vous trouvé des liens avec la France ?
Paul : Le choc culturel est garanti ! Si on s’arrête aux apparences, on peut trouver des liens avec la France, en particulier à Bangkok. Mais plus on s’éloigne des centres urbains et plus on va en profondeur à la rencontre de la culture, plus on s’aperçoit qu’on est très différent. À titre personnel, je trouve que le bouddhisme, et tout ce qu’il engendre de spécificités, est vraiment très différent de notre vision occidentale de la vie.
3) Dans votre livre, vous proposez un
panorama très large et complet du pays, vous parlez de son histoire, sa
gastronomie, ses croyances, son quotidien et sa politique récente, comment vous
êtes-vous organisé pour le construire et le rédiger ?
Suzanne : Nous avons construit le sommaire autour de sujets incontournables et de sujets plus niches mais qui nous tenaient particulièrement à cœur. C’était important pour moi de parler de féminisme, ce n’est pas l’apanage de nos sociétés occidentales, ou de littérature. Là où Paul, lui, avait envie de passer du temps sur les croyances et sur la langue. Nous avons mis plus d’un an à écrire le livre. Nous avons bénéficié du regard critique et bienveillant d’Elise Ducamp, notre éditrice, qui nous a toujours guidé, sans nous influencer, dans l’écriture.
4) Vous parlez de la "thainess" dans Quelque chose de Thaïlande. Qu'est-ce que c'est ? Est-ce réellement possible de définir une identité thaïe ?
Suzanne : Il est difficile de donner une définition exacte de la notion de Khwampenthai, traduite par « thainess » ou « thaïcité ». Cela dépend généralement de son usage et de sa cible. Globalement, la thainess repose sur le tryptique « Nation, Religion, Monarchie ». L’histoire nationale est exaltée. Le bouddhisme est érigé au rang de religion d’État. Le troisième pilier est la famille royale, le cœur battant de la thainess. Ces dernières années, le gouvernement de Prayut Chan-o-cha s’est approprié la thainess avec sa campagne « Thai Niyom Yangyuen » (« la thainess durable »). À travers l’histoire du pays, chaque fois que le gouvernement a tenté de définir l’identité thaïe, il l’a fait en posant la suprématie d’un groupe sur un autre, les Bouddhistes en particulier. Pour ceux qui souhaitent en savoir plus, j’avais écrit un article sur la thainess encore disponible sur Asialyst[1].
5) Vous parlez évidemment du bouddhisme, pouvez-vous tenter de nous
expliquer son importance dans la culture thaïe ?
Paul : Il est le prisme de lecture de la culture thaïe : l’organisation sociale, les relations, la manière dont les Thaïlandais envisagent la vie et ses différentes étapes. Il rythme l’année à travers des célébrations essentielles pour les gens.
Suzanne : Nous l’avons dit, c’est un des trois piliers de la thainess. Il y a d’ailleurs une enquête intéressante du journaliste Arnaud Dubus, Buddhism and Politics in Thailand[2], qui passe au crible les mouvements qui souhaitent faire du bouddhisme la religion d’État. Un de leurs arguments majeurs est culturel : le bouddhisme a depuis très longtemps façonné́ l’identité́ thaïe.
6) Dans le même chapitre, vous nous
parlez des superstitions et des manières qu'ont les thaïs de se protéger contre
les mauvais esprits. Y a-t-il un moyen en particulier qui vous vient en tête ?
Paul : Les amulettes ! Non seulement elles protègent des mauvais esprits mais elles apportent chance, fortune et bien d’autres choses, en fonction de la bénédiction qu’elles ont reçue. Vous en verrez autour du cou des Thaïlandais, dans les maisons, dans les voitures … À Bangkok, il y a un lieu à vraiment découvrir, c’est le marché aux amulettes.
6) Dans votre guide culturel, vous
glissez de nombreuses anecdotes de vos expériences en Thaïlande, toujours
pertinentes et souvent drôles, pourriez-vous nous en raconter une ici ?
Paul : On parlait de croyances à l’instant, ça me rappelle une anecdote que je raconte dans le livre. Quand je vivais avec des étudiants dans un centre d’Enfants du Mékong, ils dormaient tous dans un dortoir alors que j’avais une chambre seul, un peu isolée. J’y voyais un espace d’intimité et d’indépendance mais les étudiants y percevaient plutôt un lieu hostile, propice à la visite de fantômes. Dormir seul c’était s’exposer au monde des esprits. Ils me disaient « Et si tu te retrouves nez à nez avec un fantôme, que fais-tu ? »
7) De nos jours, un intérêt indéniable
est en train de grandir pour la Thaïlande. Moins flagrant que celui pour la
Corée du Sud, il me paraît tout de même intéressant de le noter. Auriez-vous un
conseil à toutes ces personnes qui éprouvent une curiosité nouvelle pour ce pays
?
Paul : Il faut sortir des images d’Epinal et il faut prendre le temps de se plonger dans la culture du pays en allant regarder un peu d’histoire, de religion… En gros, lisez Quelque chose de Thaïlande (rires) ! Sur place, vivez au rythme du pays et laissez-vous surprendre. Laissez tous vos sens en éveil.
Suzanne : Pour les lecteurs, il faut se plonger dans la littérature thaïlandaise ou dans les ouvrages d’Eugénie Mérieau. Il y a également un joli roman graphique Le goût de la papaye, parue aux éditions Steinkis. Pour les enfants, le magazine Baïka a consacré un numéro récent à la Thaïlande. Pour les amateurs de séries, il y a de nombreux soap sur Netflix par exemple, il y en a pour tous les goûts. Paul a raison, il faut impérativement prendre de la distance avec les nombreux clichés éculés sur le pays, particulièrement ceux qui consistent à dire que les Thaïlandais ont toujours le sourire, que c’est le pays de la fête. Sans parler de ceux autour des filles et des massages… C’était d’ailleurs une de nos motivations à la rédaction de Quelque chose de Thaïlande : donner à voir la richesse et la complexité du pays au-delà des préjugés.
8) Le 1er octobre prochain, Paul, vous
serez avec nous à 11h pour une introduction à la langue thaïe, accepteriez-vous
de nous dire ici, en prélude, ce qui vous a donné le plus de fil à retordre
dans l'apprentissage de cette langue ?
Paul : Le fait que ce soit une langue tonale !
9) Enfin, parce qu'en tant que libraire
et que vous parlez de littérature dans votre ouvrage, pourriez-vous partager
avec nous, un de vos coups de cœur de littérature thaïe ?
Suzanne : Sans hésitation, Les Nobles de Dokmaï Sot, édité par Gope. À travers le portrait de Wimon, une jeune bangkokoise de 21 ans, Dokmaï Sot offre un regard sur la société thaïlandaise des années 1930, une période de grand bouleversement politique pour le pays. La question centrale est la suivante : la noblesse d’un individu émane-t-elle de la naissance, de l’hérédité ou bien des actes et des paroles ? Autre questionnement, celui de la place des femmes dans la famille. Née à Bangkok en 1905, Dokmaï Sot entame sa carrière d’écrivain alors qu’elle n’a qu’une vingtaine d’années. Ses premiers textes sont plutôt des romances. La suite de son travail, en revanche, est une immersion au sein des élites du pays confrontées à des questions morales dans une société en transformation, faisant la part belle à des personnages principaux féminins, ce qui est assez rare à l’époque. Elle est l’une des plus grandes romancières thaïlandaises du XXe siècle. Les Nobles est le seul de ses ouvrages traduit et disponible en français.