Balzac et la Chine
Eric Bordas, Professeur des Universités à l’ENS Lyon et auteur de nombreux écrits sur Balzac, commença par introduire Véronique Bui, balzacienne depuis ses jeunes années d’études à Paris 7 et aujourd’hui maître de conférences au Havre. Sa thèse de doctorat porta à l’époque sur la mort de la femme chez Balzac. Ce n’est que plus tard, en voulant renouer avec ses origines vietnamiennes paternelles, que Véronique Bui s’intéressa à l’Asie. Le fait d’être invitée à donner des cours sur Balzac en Chine la poussa à questionner la relation entre cet illustre écrivain français du début du XIXème siècle et l’Empire du Milieu. De quelques anecdotes piochées ici ou là, le lien entre Honoré de Balzac et ce lointain pays dans lequel il ne mit jamais les pieds s’étoffa de plus en plus, jusqu’à permettre la naissance d’un premier ouvrage sur la question en 2017, Balzac et la Chine. En août 2023 paru un deuxième livre sur le sujet, Le voyage en Chine de Monsieur de Balzac.
Véronique, pouvez-vous nous dire en quoi ces deux ouvrages sont différents et comment ils se complètent l’un et l’autre ?
Balzac et la Chine est le titre des actes du colloque « Balzac et la Chine/ la Chine et Balzac » qui s’était tenu en 2017. C’est donc un ouvrage collectif alors que Le Voyage en Chine de Monsieur de Balzac est un essai, né de mes réflexions suite au colloque, et qui intègre les recherches faites après 2017. Autant Balzac et la Chine/ La Chine et Balzac est un ouvrage universitaire type, publié dans une maison d’édition universitaire (les Presses Universitaires de Rouen et du Havre), autant le nouvel opus Le Voyage en Chine de Monsieur de Balzac raconte une histoire : l’histoire des liens de Balzac avec la Chine - où il ne s’est d’ailleurs jamais rendu physiquement.
Eric Bordas décrit Véronique Bui comme l’une des meilleures biographes actuelles de Balzac. Car tel est le sujet du livre Le voyage en Chine de Monsieur de Balzac : proposer une biographie de Balzac avec la Chine en fil rouge. Dans un style ramassé, ce livre dont le titre évoque davantage le conte que l’essai universitaire, se lit comme un roman.
Tout débute avec la figure du père, passionné par la Chine. Ce père excentrique et curieux est l’image même de l’ambitieux, qui arrive à Paris chaussé simplement de sabots et qui réussira à faire fortune, au point de souhaiter ajouter la particule anoblissante du « de » avant son patronyme. Puis viennent les rencontres, qui jalonneront la vie de Balzac et qui lui apporteront des références sur la Chine, qui permettront de nourrir son imaginaire.
Que sait-on de la Chine en ce début du XIXe siècle ? Les mentions qu’en fait Balzac sont-elles fidèles à l’image que s’en font les Français de cette époque ?
La Chine n’est pas une contrée inconnue en ce début de XIXe siècle. Un nombre assez conséquent de récits de voyageurs en Chine (on renvoie à l’incontournable anthologie de Ninette Boothroyd et Muriel Détrie, Le Voyage en Chine, Anthologie des voyageurs occidentaux du moyen-âge à la chute de l’empire chinois Bouquins Laffont) permet de se faire une idée de cet immense territoire et surtout de relativiser les représentations « mensongères », pour reprendre les termes de Balzac, des missionnaires.
Par ailleurs, bien que la Chine fasse moins parler d’elle dans ce premier XIXe siècle, elle n’est pas absente du milieu culturel, ne serait-ce que par le développement de la sinologie. Balzac, à ce titre, innove encore puisqu’il est le premier à mettre en scène un sinologue dans son court roman : L’Interdiction.
Il existe chez Balzac une tension entre une Chine réelle, celle de la sinologie, de la reconnaissances des lettrés avec les examens mandarinaux, la Chine méritocratique, et une Chine irréelle, fantasmatique, peuplée de dragons verts et de personnages drolatiques à l’instar de ceux peints sur les paravents. La Chine le fait rire, comme elle peut faire rire le public en voyant des spectacles comiques ou des magots représentant des Chinois, mais elle lui donne aussi à penser et en cela il se démarque de la plupart des Français de son époque.
Le dernier chapitre du livre est très intéressant, car il permet de comprendre le « voyage » opéré par Balzac entre la France et la Chine dans le sens inverse, en abordant la question de l’accueil que ce grand romancier reçu en Chine. Une manière, également, d’évoquer le roman de Dai Sijie Balzac et la petite tailleuse chinoise qui eut un incroyable retentissement. C’est cet auteur qui permit le premier d’associer les mots « Balzac » et « Chine » dans une même phrase - mots qui à priori n’ont rien à faire ensemble.
A votre avis, pourquoi Balzac a-il eu autant de succès en Chine ? Au point qu’une statue en bronze en son nom soit érigée à Shanghai dans le parc de Lu Xun – photo sur la première de couverture de Le voyage en Chine de Monsieur de Balzac.
Au moins trois raisons concourent à ce statut de Balzac en Chine.
D’abord, la haute estime que lui ont portée Marx et Engels. Ils ont montré à quel point lire Balzac c’est comprendre le système, les rouages de la société de la monarchie de Juillet. Cette appréciation de Balzac par Marx et Engels a marqué l’intelligentsia chinoise communiste qui a vu dans le réalisme balzacien un modèle pour le roman moderne chinois.
Ensuite, Balzac a eu la chance d’avoir en Chine un traducteur qui fut plus qu’un traducteur : Fu Lei. Fu Lei était aussi un écrivain, un intellectuel, qui s’est interrogé sur l’art de la traduction, et un perfectionniste. Il a publié non pas une mais trois traductions du Père Goriot tant il était exigeant et tant il avait à cœur de faire apprécier au lectorat chinois son auteur de prédilection.
Enfin, il y a l’œuvre de Balzac, une œuvre qu’un artiste comme Dai Sijie a magnifiquement révélée avec Balzac et la petite tailleuse chinoise dans l’effet qu’elle peut produire même sur un jeune Chinois plus d’un siècle après sa publication. Balzac ne décrit pas un homme, il dit l’homme, l’essence humaine, à l’instar de Shakespeare ; ce faisant, il peut toucher tout le monde, intéresser tout le monde et faire grandir tout le monde. Cela justifie pleinement sa statue dans le parc des géants de la littérature mondiale au mémorial Lu Xun de Shanghai.