La science-fiction en Corée, son histoire et son évolution
Dans ce dossier, dédié à la science-fiction coréenne, je vous propose un bref historique du genre en Corée, que je vous invite à étoffer grâce aux liens donnés plus bas, si cela vous intéresse.
La science-fiction a été introduite en Corée au début du XXème siècle, en même temps qu’arrivait la modernité dans le pays. Bien qu’il y ait eu des avancées technologiques et scientifiques pendant la période de Joseon (1392-1897), ces domaines étaient laissés à la classe moyenne de l’époque, appelée « jungin » (중인). Cette classe sociale n’appartenait toutefois pas à l’élite formée par les lettrés, seuls détenteurs de toute forme de littérature, à l’époque très codifiée et empreinte de références aux mythologies classiques confucéennes et taoïstes importées de Chine.
La science-fiction est d’abord arrivée par la traduction d’auteurs occidentaux tels que Jules Verne, H.G Wells, Karel Čapek ou encore Robert Louis Stevenson. Ces traductions ont importé des thématiques très répandues dans le genre comme la dystopie et l’utopie, le voyage dans le temps ou encore la figure du scientifique fou.
Parmi les premiers textes coréens que l’on peut catégoriser de science-fiction, nous pouvons citer Le village idéal (이상촌) de Jeong Yeon‐gyu, publié en 1921. Il s’agissait d’une utopie communiste se déroulant en 2023 dans laquelle n’existe aucune organisation politique, aucune maladie, aucune pollution et où l’argent n’a pas sa place. Bien que ce texte soit peut-être l’adaptation du roman d’Edward Bellamy paru en 1888, Cent ans après ou l'an 2000, il est tout de même considéré comme le premier texte de SF d’un auteur coréen. En 1929, paraît la nouvelle Les recherches du professeur K (K박사의 연구), de Kim Dong-in. Dans ce texte, absolument délicieux à lire, il est question d’un scientifique dont le projet, tourné au ridicule, est de transformer les excréments humains en nourriture, dans l’espoir de faire disparaître la faim dans le monde.
Le cours de l’histoire, ne permet pas à la science-fiction de se développer en tant que genre littéraire en Corée du Sud avant la fin de la guerre. Quelques auteurs s’emparent du genre pour en faire un moyen d’expérimentation littéraire, mais aussi un moyen de protester contre les gouvernements autoritaire puis militaire au pouvoir, à savoir celui de Syngman Rhee (1948-1960) puis celui de Park Chung-hee (1963-1979).
En 1965 Mun Yunseong publie Une société idéale - Perfect Society en anglais (완전사회), qui raconte l’histoire d’un homme sortant d’un sommeil cryogénique de 161 ans. A son réveil, il découvre une Terre complètement différente de celle qu’il a connu puisque les hommes ont été bannis par les femmes sur la planète Mars. Ce texte intéressant dévoile une forme de peur du changement du rôle des femmes dans la société des années 60.
Cho Se-hui publie en 1978 le recueil contenant La petite balle lancée par le Nain (난장이가 쏘아올린 작은 공), un exemple connu d’une littérature plus contestataire du gouvernement. Dans ce texte, il exprime le malaise de vivre dans un pays autocratique en voie de développement, sans nommer directement la Corée.
A la fin des années 80 et durant les années 90, a lieu une première explosion de la production littéraire de science-fiction grâce au développement des fandoms*. Pendant longtemps et ce dans le monde entier, la science-fiction a souvent été catégorisée comme un « mauvais genre », qui ne serait pas digne d’être pris au sérieux par les critiques et les intellectuels. Cela est valable également en Corée du Sud. C’est véritablement le travail des groupements de fans qui ont permis à la SF de se développer en tant que genre littéraire. Cela est à mettre en parallèle avec la démocratisation du pays à la fin des années 80, permettant à la Corée du Sud de s’ouvrir à nouveau aux pays étrangers et d’accueillir alors des traductions d’œuvres majeures de la science-fiction (Isaac Asimov, Stanislas Lem, Ursula Le Guin). S’ajoute à cela le développement d’internet et des immenses possibilités qu’il apporte pour les communautés de fans. La première convention dédiée à la SF coréenne a d’ailleurs eu lieu en février 2000, grâce à l’impulsion de l’auteur Chang Kang-myoung.
Avec l’accélération des avancées technologiques, la science-fiction permet de poser un regard critique sur la société, sur les opportunités et les contradictions de la modernisation débridée dans une société post-coloniale ultra capitaliste.
Ce besoin de s’interroger sur l’évolution de la société peut expliquer pourquoi de nos jours, le sous-genre majoritaire utilisé par les auteurs coréens semble être la dystopie. Cho Nam-joo propose une métaphore des inégalités sociales de la Corée du Sud, ultra-capitaliste et conformiste avec son roman Résidence Saha. C’est également le cas de Bae Myung-hoon, dans son roman Tower dans lequel la société vit dans une tour de plus de 600 étages, chaque étage signifiant un statut social différent, la classe la plus élevée étant la plus haute (on pensera évidemment au film Snowpiercer dans la même veine). Djuna interroge une nouvelle sorte de colonialisme d’entreprise dans son thriller Couterweight. Idée que l’on retrouve dans Les touristes du désastre de Yun Ko-eun, où les lieux détruits par des catastrophes environnementales sont investis par une entreprise qui en fait des lieux touristiques.
Allant de pair avec le capitalisme triomphant, on observe des dystopies tournées vers l’hyper-contrôle de la société par la technologie. Je pense à la nouvelle The World You Want to See de Chang Kang-myoung, dans laquelle l’humanité s’est dotée d’un système permettant de moduler sa vision du monde et celle des autres. Il interroge directement l’impact des réseaux sociaux et de la désinformation générale de notre monde actuel. La nouvelle The Flowering de Jeong So-yeon, elle aussi, se situe dans un monde où les caméras sont omniprésentes et sont synonymes de contrôle. L’anonymat n’existe plus, il est même réprimé.
Certaines dystopies traitent aussi de catastrophes planétaires. To the Warm Horizon, de Choi Jin-young, aborde notre capacité à rester fidèle à notre humanité en cas de guerre nucléaire majeure. Avec son roman La serre du bout du monde, Kim Cho-yeop questionne notre capacité à vivre en communauté après qu’un mystérieux nuage de poussière envahit la Terre.
Enfin, les problématiques de genre sont récurrentes dans les textes de SF récents. La science-fiction, en tant que forme littéraire en marge de la littérature dite « pure » semble l’espace parfait pour que les personnes souffrants de discrimination puissent s’exprimer. C’est le cas de Cosmic Go, de Jeong So-yeon.
L’explosion du mouvement Me too en Corée en 2015 y est aussi pour quelque chose. Ce mouvement a fait véritablement trembler la société sud-coréenne et nombreuses sont les femmes catégorisées comme féministes (terme à connotation négative en Corée) qui ont été harcelées voir renvoyées de leur travail. En 2016, dans la continuité du mouvement Me too, le Gamergate frappe la Corée du Sud : une doubleuse de jeu vidéo est renvoyée par son employeur pour avoir porté un t-shirt disant « Girls do not need a prince ». Ce n’est pas un cas unique dans le domaine du jeu vidéo. De nombreuses scénaristes pour les jeux vont alors se tourner vers l’édition de romans de science-fiction, industrie qui s’intéresse davantage aux voix des femmes. Kim Bo-young a tire le texte How Alike Alike Are We de ces événements.
*fandom : ensemble des fans d’une pratique, d’un sport, d’une personne, considéré en tant que groupe.
Sources :
- Science Fiction in Korea: Between History, Genre, and Politics
- Introducing Korean Sci-Fi!
- 정연규(鄭然圭)의 과학소설 『이상촌』(1921) 연구 | A Study on Jeong Yeon‐gyu’s (鄭然圭) Work of Science Fiction, Ideal Village (1921)
- Interview with Kim Bo-Young: Why the Stars Shine in Earth’s Sky | KOREAN LITERATURE NOW
- La dystopie dans la science-fiction sud-coréenne contemporaine, Inventer les peurs de demain, par Faustine Thivet
- La science-fiction sud-coréenne fait son big bang (article payant)
- Science fiction's golden age in Korea?
- Acclaimed novelist bringing Korean sci-fi literature to the West
- A brief history of South Korean SF Fandom, by Sang Joon Park (in Readymade Bodhisattva, une anthologie)
- Une "chasse aux sorcières" féministes dans l'industrie sud-coréenne du jeu vidéo
A lire en ligne, gratuitement
- The Flowering by Soyeon Jeong, translated by Jihyun Park and Gord Sellar
- How Alike are we, by Kim Bo-young, translated by Jihyun Park and Gord Sellar
- The People from the Dead Whale by Djuna, translated by Jihyun Park and Gord Sellar
- The Peppers of GreenScallion by Myung-hoon Bae, translated by Jihyun Park and Gord Sellar
Pour aller plus loin
Et en Corée du Nord, existe-t-il de la science-fiction ? A lire l'article, The strange, secretive world of North Korean science fiction d'Andrada Fiscutean sur Ars Technica.