La science-fiction est-asiatique contemporaine vue par Kim Bo-young et Chen Qiufan
Du 1er au 5 novembre s’est tenu à Nantes la 24ème édition des Utopiales, le plus grand festival de science-fiction d’Europe. Deux auteurs asiatiques étaient invités à cette joyeuse manifestation : Kim Bo-young (sera nommé KBY plus loin dans l’article) et Chen Qiufan (CQF).
Notre libraire Clémence a eu la chance d’assister à une table ronde qui réunissait ces deux auteurs, seuls représentants d’une science-fiction est-asiatique, dont voici la retranscription.
La rencontre, animée avec élégance par Gwennaël Gaffric (GG), était intitulée : « Pour un autre versant de l’Est ». La discussion interrogeait les voies actuelles pour de la science-fiction asiatique contemporaine.
Kim Bo-young, née en 1975 en Corée du Sud, est l’une des auteures les plus marquantes de sa génération. Son œuvre a remporté de nombreux prix, dont le Prix du roman de science-fiction sud-coréen à trois reprises, et a été sélectionnée aux États-Unis pour le National Book Award. Elle a également été consultante sur le film Snowpiercer de Bong Joon-ho.
Chen Qiufan est né en 1981 à Shantou, dans la province de Guangdong. Multi-primé pour ses nouvelles et traduit dans de nombreux pays, il est l’un des fleurons de la science-fiction chinoise. Mélangeant réalisme et allégorie, ses fictions traitent d’hybridité entre humains et machines, et de la lutte des individus en période de changement accéléré. Sa jeunesse passée près de Guiyu, où se trouve la plus grande décharge de déchets électroniques du monde, lui a inspiré l’écriture de L’île de Silicium, son premier roman. Il est également co-auteur d’un essai sur l’intelligence artificielle : I.A. 2042, dix scénarios pour notre futur, avec Kai-Fu Lee.
Gwenaël Gaffric, né en 1987, est maître de conférences en études chinoises à l’Université Jean Moulin Lyon 3, où il enseigne la langue et la culture chinoises. Il est l’auteur de plusieurs articles en français, anglais et chinois portant sur la littérature sinophone (Chine, Hong Kong et Taïwan). Ses récentes recherches portent sur la science-fiction contemporaine en langue chinoise. Il est par ailleurs traducteur littéraire et dirige à l’Asiathèque la collection « Taiwan Fiction ».
Après avoir débuté la conversation en demandant aux deux auteurs quel avait été leur premier contact avec le genre de la science-fiction, Gwenaël Gaffric a continué en les interrogeant sur la situation actuelle de la science-fiction dans leurs deux pays, en littérature comme dans d’autres médias.
© photo : Clémence Jacquin
Voici un extrait de l’échange entre les trois invités :
KBY : En Corée du Sud, la science-fiction connaît un véritable boom depuis une dizaine d'années maintenant. Auparavant, les éditeurs étaient frileux à l’idée de publier de la SF, c’était vraiment difficile. De nos jours, au contraire, vous trouvez même de la SF parmi les best-sellers !
CQF : Le boom de la SF en Chine a été porté par le prix Hugo que Liu Cixin a reçu en 2015 pour sa trilogie du Problème à trois corps. Le marché du livre de SF en Chine a récemment vu arriver de nouveaux auteurs et de nouveaux éditeurs mais demeure très centré autour de l’œuvre de Liu Cixin. 70% des ventes concerne son œuvre. La situation est similaire en ce qui concerne les autres médias et le domaine audiovisuel. Les œuvres de Liu Cixin ont été adaptées en bande dessinée, mais aussi au cinéma et bientôt en série sur Netflix. Cela s’explique d'un point de vue politique. En effet, il est plus sûr pour les investisseurs d'adapter les œuvres de Liu Cixin, car elles touchent moins à des problématiques sociopolitiques.
On se retrouve donc dans un cercle qui s’auto-reproduit. Les textes de Liu Cixin sont adaptés et les adaptations donnent envie aux consommateurs de lire son travail. La curiosité pour le reste des œuvres de SF s’en voit donc largement diminuée.
En Chine, l’industrie de la SF est appelée ironiquement « industrie de Liu Cixin ».
Pourtant, le genre est foisonnant de jeunes auteurs, en grande partie des femmes, qui méritent d'être davantage lues et mises en avant.
GG : Y a-t-il des thématiques qui se dégagent parmi la nouvelle génération d’auteurs en Chine et en Corée du Sud ?
KBY : En Corée du Sud, la SF s’empare de thématiques plus sociales. Elle aborde facilement les questions queer et féministe en interrogeant sur le genre.
Cela peut s’expliquer par le fait qu’en Corée, le public principal de la littérature dite « pure » est traditionnellement plutôt conservateur. Cette littérature se trouve donc soumise à des règles fixes. La SF, au contraire, est plus adaptée à poser un regard critique sur la société. Sans oublier que le développement fulgurant de la SF en Corée a coïncidé, en partie, avec le mouvement #Metoo, qui a influencé la littérature au passage.
En Corée, la tendance actuelle marque le développement important du websoseol par rapport au roman papier. Dans ces romans publiés en ligne, les protagonistes quittent souvent notre monde pour un autre. On note deux thèmes récurrents : la renaissance et la transformation.
CQF : En Chine aussi, il existe cette même mode de la cyber littérature avec des thématiques similaires à celles évoquées par Kim Bo-young, mais toujours soumise au regard de la censure. Par exemple, on ne peut pas revenir dans le temps, car refaire l'histoire est impossible.
La hard SF, un genre très rigoureux scientifiquement, est en revanche souvent explorée car plus sûre politiquement. L’usage de la mythologie et des légendes auxquelles on redonne sens de nos jours est également un thème récurrent.
Il y a quelques années, une critique sociale existait, on peut penser à Pékin origami de Hao Jingfang par exemple, mais c'est de plus en plus difficile à publier, les éditeurs ne voulant plus prendre ce risque. On remarque un phénomène récent dans la SF qui consiste à s'échapper plus loin dans l'univers et dans le temps pour éviter de toucher à des périodes trop récentes.
GG : Du point de vue de la langue ou de la construction narrative, peut-on parler d’une grammaire de la science-fiction est-asiatique qui pourrait s'éloigner de celle de la SF euro-américaine ?
CQF : Les langues chinoises sont multiples et ont beaucoup évolué au cours de l'histoire. Lorsque sont mis en scène des protagonistes dans le passé, on s’adapte à la langue qui était la leur à l’époque.
Il y a aussi d'autres langues en Chine, d’autres dialectes qui divergent parfois beaucoup du mandarin standard. Mon roman, L’Île de silicium est un exemple de cette diversité linguistique.
Concernant l’usage de terminologies scientifiques, de nos jours se développe une tendance qui consiste à traduire des néologismes tirés du lexique chinois classique. La plupart des termes scientifiques sont historiquement importés d'autres langues (anglais mais aussi japonais), vers le chinois.
GG : Ressentez-vous une certaine forme de colonisation de l'imaginaire de la part du monde euro-américain ? Si oui, de quelle manière vous réappropriez-vous les codes du genre ?
KBY : En regardant les films de SF occidentaux, on se rend compte que les extraterrestres parlent anglais. Ils auraient donc déjà appris l’anglais ! Voilà déjà quelque chose à modifier. Cependant, le space-opéra n'a pas beaucoup de succès en Corée du Sud.
CQF : En Chine, le genre a beaucoup été influencé par les œuvres occidentales. Il y a quelques années encore, les lecteurs ne croyaient pas vraiment aux protagonistes d’astronautes de nationalité chinoise. De nos jours, les choses ont changé, les lecteurs et les auteurs croient davantage à leur propre puissance.
Les auteurs chinois ont souvent imité les codes et l'esthétisme des œuvres occidentales. L'esprit collectif est peut-être davantage mis en valeur dans les œuvres chinoises.
En ce moment la question de l’existence d’un esthétisme propre à la SF chinoise se pose beaucoup. Tout un travail de recherche est en cours sur ce que cela peut signifier d’être une œuvre de SF proprement chinoise.
En tout cas, il paraît certain qu’il n’existe pas une seule SF coréenne, ou une seule SF chinoise.
GG : Dans L’odyssée des étoiles, la question du temps et de la finitude de l'être humain est centrale. De quelle manière votre coréanité, Kim Bo-young, influence-t-elle la manière dont vous décrivez le temps ?
KBY : Ceux qui vont vers le futur, la troisième nouvelle du recueil, a été écrite en premier, mais à l'époque c’était compliqué de la publier seule. Je tenais à y parler de la fin de l'univers. Les deux autres nouvelles concernent en effet le temps. A la sortie de la guerre de Corée, le Sud a été l’un des pays les plus pauvres au monde pendant de longues années. Dans les années 70, un développement extrêmement rapide s’est déroulé, générant beaucoup d'effets négatifs, encore perceptibles aujourd’hui. En Corée, nous avons un rapport au temps assez particulier que je souhaitais étendre plus loin encore.
GG : Chen Qiufan, vous essayez de lier la technologie et le folklore dans votre écriture. Vous montrez comment la technologie peut entrer soit en contradiction soit en fusion avec la religion. Plusieurs auteurs euro-américains ont puisé dans les pensées et les religions asiatiques dans leurs œuvres (Le Guin, Dick, Zelasny).
CQF : A priori, ces deux sphères (la technologie et la religion) sont fondamentalement différentes. Je m'intéresse au contraire à ce qui les rapproche. Je m'attache à montrer comment les frontières peuvent être fines entre religion et idolâtrie de la technologie.
GG : Pour terminer, auriez-vous une œuvre à recommander, traduite ou non ?
KBY : Phenix D'Osamu Tezuka, une œuvre emprunte de philosophie orientale, en particulier du bouddhisme. Dans ce manga, il s’agit de retourner dans le temps à l'envers, de la fin de l'humanité à ses débuts.
CQF : Je conseillerais un roman récent, publié en 2022, intitulé La cartographie des marais dans lequel l’auteur, Lin Zhao, revient sur l'histoire de la colonisation.
L’usage de différentes langues y est remarquable.
Si je devais conseiller un film, ce serait « Le club de la découverte de l'univers » (Journey to the West). Nous y suivons un groupe de loosers, qui croient détecter des signaux extraterrestres et qui partent à la recherche de ce signal. Ce film est le récit de leur voyage, de leur histoire. Il interroge notre existence en lien avec notre place dans le cosmos.
Propos recueillis le 4 novembre 2023 au lieu Unique, à Nantes, durant les Utopiales.
Merci à Gwennaël Gaffric pour ses corrections.