Interview avec Dominique Lelièvre sur l'évolution de la Chine
Dominique Lelièvre s'est depuis longtemps passionné pour l'histoire de la Chine et a notamment été le premier en France à décrire l'aventure des Grandes Expéditions chinoises du début du XVe siècle. Son dernier ouvrage Les voies de la Chine - Facettes d'une évolution contrastée (L'Harmattan, 2018) s'intéresse aux grandes voies prises par la Chine d'un point de vue civilisationnel et à son évolution jusqu'à nos jours.
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1. Dans votre livre, vous choisissez de comparer l’Europe et la Chine au niveau de l’évolution de leur société respective. Quelle a été pour vous la raison de cette démarche et quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
Plus qu’une évolution comparée, il s’agit plutôt d’une juxtaposition de ‘Voies’, de parcours civilisationnels, tantôt fortement divergents telle la conception totalitaire du pouvoir en Chine et les entames très tôt participatives de l’Europe, tantôt convergents telle la mise à distance, la ‘distanciation’, sur plusieurs siècles, des connaissances traditionnelles adossées chacune à une idéologie dominante, le confucianisme d’un côté, le christianisme de l’autre.
Il ne s’agit nullement d’établir des hiérarchies, de relever des retards ou des avances, mais de présenter quelques-unes des Voies originales empruntées par la Chine. La raison de ma démarche est double : mettre à jour des tendances éclairantes peu explorées, en établissant, quand c’était possible, un pont avec la Chine moderne. Cette mise en perspective m’a permis de mettre en relief nombre d’aspects significatifs présentés dans le livre.
L’ampleur historique de ces juxtapositions, qui se déploient en parallèle de l’Antiquité à nos jours, fut l’une des principales difficultés de mon travail. La synthèse de ces juxtapositions a été un autre défi ; ma longue accoutumance à la Chine classique et aux orientations majeures de l’Europe m’ayant facilité la tâche. Plus prosaïquement, la constitution de fichiers de noms, de dates, de repères historiques s’est accompagnée de très nombreuses prises de notes, suite à de nombreuses lectures sur plusieurs décennies. On comprendra que l’informatique est pour moi un outil indispensable.
La Chine est une civilisation aussi dense, aussi riche, que celle de l’Europe. Pour précieux qu’il soit, le découpage simplificateur de l’histoire chinoise en dynasties apparaît bien insuffisant. Non seulement il diffuse l’image d’une Chine statique, dissimulant aux regards pressés des points d’inflexion qui ne sont pas concomitants aux changements dynastiques. Il nous éloigne, en sus, de la Chine contemporaine, à première vue si différente. Les Voies empruntées par la Chine éclairent un peu mieux l’itinéraire de celle-ci.
2. Quand on parle de « tradition gréco-romaine » ou de « tradition chinoise », de quoi veut-on parler exactement ? Ces deux traditions, ont-elles le même âge ?
Ces concepts de ‘tradition gréco-romaine’ et de ‘tradition chinoise’, qui regroupent de nombreuses notions couvrant les anciens modes de pensée, l’histoire, les évolutions techniques, artistiques, culturelles, etc., ne sont guère opérants dans le cadre de mon projet. Certaines de ces notions, forgées par les sinologues et autres chercheurs au fil du temps, disons dès les 17e - 18e s., incorporaient, il y a peu encore, les préjugés de leurs époques (supériorité supposée de l’Europe, philosophie européenne versus pensée chinoise, etc.). J’ai préféré étudier quelques-unes des voies historiques originales dans lesquelles chaque Extrémité de l’Eurasie s’était engagée, ces voies étant, bien entendu, elles-mêmes conditionnées par le passé. Je ne sais si on peut dire que l’évolution civilisationnelle est à la fois darwinienne et lamarckienne : le passé formant comme une trame de gènes et les innovations socio-politiques et techniques, comme des modifications qui, pour certaines, vont s’incorporer à ce socle. Le sociologue Bourdieu parlait, dans un tout autre contexte, de ‘structures structurées (par le passé) et structurantes’ (permettant d’appréhender le présent et de s’orienter vers le futur).
Au contraire de l’Europe qui s’est répandue sur les océans dès le 15e s., et a fondé des colonies d’outremer, la Chine impériale a opté pour une voie continentale en Asie intérieure, dès le 17e s. sous les Qing (1644-1911). Après une florissante marine sous les Song (960-1279) jusqu’au début des Ming et ses sept Grandes expéditions maritimes (1405-1435), la marine chinoise a dépéri. Le choix de Pékin comme capitale de l’empire Ming au lieu de Nankin n’a pu qu’accentuer cet éloignement des potentialités maritimes. Les Qing, dynastie d’origine mandchoue, ont naturellement porté leurs regards vers le Nord et l’Ouest, d’où venaient les dangers des Mongols dzoungares et des Russes. Ainsi est née au fil des décennies une colonisation de proximité ou proxi-colonisation sur l’arc nord-ouest de l’empire dont le Tibet, le Xinjiang et, dans une moindre mesure la Mongolie, portent encore tragiquement les stigmates.
En dépit de ce qu’on entend dire parfois, les Européens ne sont pas les seuls à avoir colonisé des espaces, la Chine et la Russie, autre proxi-colonisateur, s’y sont aussi appliquées. Cette proxi-colonisation n’est pas sans rappeler celle des Romains en Gaule et en Hispanie, ou celle des Han au Sud, ou encore celle, plus proche, des Américains vis-à-vis des Indiens. L’une des principales caractéristiques de la proxi-colonisation, en sus de concerner des voisins de force inégale, est de se justifier par une opposition morale : civilisé – barbare ou arriéré (ou ‘nazi’ dans le cas de l’Ukraine). S’y ajoute souvent des revendications historiques. Elle s’appuie en sus de nos jours sur une suprématie technologique, telles les techniques d’endoctrinement et de répression, la surveillance électronique, la guerre hybride, etc. Si la colonisation d’outremer est terminée ou peu s’en faut, la proxi-colonisation est toujours en marche (Chine, Russie, ...).
En partie héritière de la ‘tradition chinoise’, la voie ‘littéraire’ est propre à l’empire et à son Triptyque. Avec celui-ci, l’établissement d’examens littéraires pour accéder aux plus hautes fonctions, a conditionné la forte orientation littéraire de la Chine, au détriment, probablement, de l’approfondissement théorique des sciences. Cette propension littéraire, stimulée par l’ethos de l’élite socio-politique des lettrés, a monopolisé, en sus de l’éthique, toute une économie (imprimerie xylographique de manuels et de livres classiques, professeurs pour des leçons particulières, associations, écoles et académies, etc.). Une part des préoccupations intellectuelles se sont focalisées sur ces matières ‘littéraires’ (textes canoniques, code de lois, histoire, littérature, poésie, calligraphie, débats entre écoles néo-confucéennes). Des aspects pratiques ont, certes, pu être préservés : impôts, géographie, fortifications militaires, hydraulique, … au travers les matières administratives. L’astronomie, science rattachée à l’empereur, mandat du Ciel oblige, n’a guère progressé, pas même sous la direction des jésuites, ni après, les Chinois n’ayant pas effectué de recherches théoriques. Ils se contentaient le plus souvent de peaufiner les prédictions astronomiques utiles à l’empereur (calendrier, éclipses, …) ou s’efforçaient de faire cadrer les observations astronomiques avec des prévisions cosmologiques artificielles, bien qu’inspirées d’examens de la nature issus d’autres domaines, à l’instar des ‘Cinq phases’, wuxing (l’eau, le feu, le bois, le métal, la terre, selon l’ordre du Hongfan).
3. Dans son essai Pourquoi l’Europe, Jean-François Billeter évoque un art du pouvoir, une organisation politique chinoise qui se serait développée dès l’époque des Zhou (aux alentours de 1050 avant notre ère) jusqu’à la fin de l’empire chinois en 1911. Qui parle d’organisation politique, dit peuple gouverné. Quel rôle a ainsi joué le peuple chinois dans ce développement du pouvoir ?
L’étude factuelle m’a plutôt conduit à discerner à partir de la dynastie Song, dès la fin du 10e s., une nouvelle structure de pouvoir que j’ai appelée Triptyque. Alors que l’Europe a très tôt opté pour des voies participatives du peuple, à des degrés divers, dès la Grèce classique, les tribus celtes et germaniques, pendant le Moyen Age chrétien, particulièrement dans les villes, et jusqu’à maintenant, chaque pays selon ses modalités, la Chine n’a connu qu’un régime que nous pouvons appeler par simplification royauté (ou empire) totalitaire. Dans le prolongement de la période dynastique Han (-206, +221), l’avènement au 10-11e s. d’un pouvoir en forme de Triptyque a cristallisé une structure qui a stabilisé l’empire jusqu’à la fin de l’empire en 1911, malgré les invasions et les révoltes. Ce Triptyque était la conjonction : 1. d’un pouvoir impérial, médiateur du Ciel, 2. d’une idéologie – le néo-confucianisme – couplée à une cosmologie traditionnelle avec, en 3ième pilier, une élite cultivée et bureaucratique, sélectionnée par des examens ; le culte des ancêtres, associé à ce Triptyque, soudant en complément la société. Ce Triptyque facilite par ailleurs une meilleure compréhension des voies suivies par l’empire.
Alors qu’en Europe, le peuple - la plèbe romaine, etc. - a très tôt participé aux affaires publiques et politiques, cela n’a pas été le cas du peuple chinois, des ‘têtes noires’. Le pouvoir est toujours resté dans les mains d’une élite, une aristocratie puis une élite lettrée ; les militaires ayant le plus souvent été sous la coupe des lettrés, sauf lors des changements dynastiques. L’analyse de quelques grandes insurrections à caractère messianique, d'une ampleur sans égal en Europe, montre qu’elles n’ont pas, non plus, orienté la Chine vers la démocratie ; ces insurrections préfigurant quelque peu la révolution communiste chinoise du 20e s. Ont-elles été un exutoire au ‘totalitarisme’ impérial ?
A l’instar des néo-conservateurs américains en Irak après 2001, on élude trop souvent le facteur ‘temps’ dans l’avènement de la démocratie. Son enracinement dans le tissu socio-politique nécessite de longues transformations sociales et politiques, transformations que la Chine n’a jamais connues.
D’autre part, l’unité de l’empire a été et est toujours un leitmotiv politique. La préoccupation des empereurs en tant que Fils du Ciel était la stabilité politique et économique de l’empire tout entier. C’est là-dessus qu’ils étaient jugés. N’oublions pas, non plus, qu’en dépit des invasions, la Chine a toujours conservé sa langue, ses traditions et sa culture ainsi que son système politique qu’elle a su chaque fois améliorer. L’Europe s’est, elle, longtemps nourrie de la division : séparation de l’Église et de l’État, qui a favorisé l’émergence de royaumes indépendants, et constitution de royaumes puis d’États-nations placés en compétition – coopération, forme de rapports entre États qui a dynamisé la transformation de l’Europe. Malgré les luttes et guerres qui ont émaillé l’histoire européenne, les Européens, échangeant entre eux, se sont enrichis mutuellement ; selon une dynamique que ne semble avoir connu la Chine à ce point.
4. Vous parlez d’une « distanciation idéologique » qu’ont opéré ces deux civilisations vis-à-vis de leur tradition, pouvez-vous nous en dire plus ?
Dès les 11-12e s. dans un mouvement conforté par l’apport des traductions en latin d’œuvres arabo-persanes et grecques, les bases de la religion chrétienne ont été questionnées, d’abord et pour simplifier, autour des débats sur la foi et la raison. Ce processus émancipateur de la remise en question des textes bibliques et de la religion a couru sur plusieurs siècles, et emprunté diverses formes (critiques textuelles, protestantismes, sceptiques, athées, ...). Il s’est aussi appuyé sur la progression des sciences convoquées en renfort pour trancher des questions bibliques (la Genèse, la chronologie biblique, le déluge, l’astronomie, pensons à Copernic puis Galilée, …).
La Chine a également connu, de son côté, un mouvement de distanciation indépendant, initié sous les Song (960-1279), approfondi ensuite aux 17e et 18e s. grâce à une critique textuelle rigoureuse, portée notamment par le mouvement kaozheng xue, qui a permis de mettre à jour les errements des textes classiques anciens, notamment ceux qui parlaient de cosmologie traditionnelle. Les montages cosmologiques traditionnels, numérologiques, métaphoriques ou autres, qui reliaient des phénomènes très disparates, étaient souvent éloignés de la réalité naturelle et physique ; ce qui constituait un véritable handicap pour le développement théorique des sciences.
Hélas, le mouvement de distanciation en Chine n’a pu aller jusqu’à son terme propre en raison de l’envahissement des sciences et techniques occidentales au 19e s. qui ont submergé l’empire chinois alors en décrépitude. Les mathématiques chinoises, entre autres, sont tombées en désuétude et les sciences sociales n’ont pas pris corps. Quant aux sciences physiques et aux mathématiques de l’ingénieur, efficaces, elles étaient polies par une révolution industrielle que n’avait pas alors connue l’empire. Au final, les disciplines cosmologiques comme l’astrologie ont, en Occident comme en Chine, disparu du cursus scientifique, particulièrement universitaire. Ce qui n’empêche pas, dans les deux ensembles civilisationnels, les sciences occultes de se maintenir hors du champ scientifique (ex : l’astrologie en Occident, la géomancie en Chine, etc.). Enfin, rappelons-le, par réaction à la voie ‘littéraire’, la Chine communiste a, depuis plusieurs années, axé son développement sur les sciences et techniques au point de devenir une puissance ascendante dans nombre de ces disciplines.
5. En quoi s’intéresser aux fondements d’une civilisation permet-elle de comprendre la géopolitique d’aujourd’hui ? Corrigez-moi si je me trompe, mais tel semble être le cœur de votre essai. Si nous tournons la question différemment, en quoi ne pas s’intéresser à la civilisation chinoise empêche-t-il de saisir véritablement ce qu’il se passe aujourd’hui au Xinjiang, au Tibet, à Taïwan, le long des Routes de la Soie, en Asie centrale, etc. ?
Les fondements d’une civilisation permettaient en théorie de comprendre son évolution, sa géopolitique… sauf qu’aucune civilisation n’a de trajectoire linéaire. Chacune subit des perturbations et inflexions extérieures (invasions, catastrophes, …) et s’engage sur des voies nouvelles suite à des innovations sociales, politiques ou techniques. La Chine a connu des invasions et des perturbations politiques qui l’ont fortement marquée. L’imprimerie xylographie a, par exemple, nettement accentué sa propension ‘littéraire’. De plus, les civilisations ne possèdent pas une mais des facettes, et les incidents de parcours sont au final comme autant de cicatrices sur leur corps. Si mieux comprendre la Chine actuelle nécessite de savoir quelles ont été ses trajectoires et ses composantes, cela ne peut éviter d’approfondir le présent, les deux sont inséparables. Par exemple, avoir cru ou croire encore qu’un immense pays comme la Chine peut se démocratiser aisément, c’est oublier la longueur du processus de démocratisation. Taïwan, la Corée du Sud et le Japon, qui y ont réussi chacun à leur manière, sont passés par des stades très spécifiques que la Chine communiste ne peut emprunter, ne serait-ce qu’en raison de sa dimension géographique, de sa diversité et de sa taille démographique.
Les Voies de la Chine ne permettent pas de comprendre intégralement la géopolitique d’aujourd’hui. Elles peuvent seulement dévoiler quelques permanences civilisationnelles ou des divergences par réaction ; sans que celles-ci soient irréversibles. Avec son système linguistique, la non-participation du peuple, le Triptyque, la focalisation sur l‘unité’ et certaines valeurs confucéennes, la Chine actuelle a, de manière très globale, conservé ses Voies impériales qui, dit-on parfois, permettent à la RPC, la République populaire de Chine, une apparente mais fragile efficacité gouvernementale. Les redressements économique et technique ont redonné de la fierté au pays. Mais attention au peuple quand il n’est plus qu’un animal assoupi.
Quant à l’unité de l’empire associée à la répression au Tibet, au Xinjiang (Ouïghours) et en Mongolie, elle est au cœur de la propagande officielle, obsessionnelle. Les séparatismes en Europe occidentale (basque, irlandais, corse, catalan, breton, flamand, écossais, …) sont traités avec beaucoup plus de modération, en favorisant la discussion et les compromis plutôt que la répression. L’acharnement à vouloir récupérer Taïwan, île démocratique, technologique et stratégique, est plein de menaces futures. A contrario, la RPC affirme toujours ne pas se mêler des affaires intérieures des pays tiers. Il est vrai que, depuis 1949, les interventions armées chinoises ont été et sont très rares (Corée, Inde, Vietnam), surtout si on les compare à celles des Occidentaux et des Russes. Voilà un volet de sa géopolitique qui trouve en partie ses racines dans son parcours historique.
De même, on peut mettre en parallèle le Triptyque impérial avec la structure chinoise actuelle : 1. un haut-dirigeant, à la fois président de l’État et secrétaire du PCC (Parti communiste chinois), 2. une idéologie socialiste à la mode chinoise alliée à un modernisme technico-économique ambitieux, et 3. le PCC, élite dirigeante sélectionnée et formée, un peu l’équivalent de l’élite lettrée de la Chine classique. Ce parallèle, non dénué de sens, est pourtant bancal, a minima parce que le haut-dirigeant n’a pas les assises surnaturelles de l’empereur, médiateur du Ciel. Il doit chaque fois consolider son pouvoir d’origine humaine. Par contre, il n’est pas un dictateur solitaire du style Poutine ; son pouvoir est tributaire d’une assemblée, y compris sous la férule de Xi Jinping, auquel on ne pardonnera pas longtemps ses erreurs si elles s’avèrent conséquentes.
Il est des théoriciens pour refuser toute comparaison sinon toute mise en parallèle de la Chine et de l’Occident. Selon eux : 1. L’étude des caractéristiques chinoises se suffirait à elle-même, inutile de comparer. 2. User de concepts forgés par et pour l’historiographie européenne est source de malentendus, d’erreurs, … Ce n’est pas faux à l’instar des concepts de ‘religion’, de ‘pensée’, ‘d’État-nation’, qui n’ont pas de déclinaisons simples en chinois. Malgré tout, le monde chinois reste humain donc compréhensible ; les Chinois ne sont tout de même pas des extraterrestres. D’ailleurs, un ethnocentrisme voisin est pareillement à l’œuvre, sans qu’on y trouve à redire, lorsque l’on analyse les âges anciens à partir de nos conceptions modernes. On ne peut, par exemple, appliquer la notion de ‘nationalisme’ au Moyen Age féodal. Enfin, si l’Europe a intégré de nombreux apports extérieurs, la Chine a aussi été influencée au cours de son histoire, au moins par les nomades de l’arc nord-ouest, par l’Inde (les sciences, le bouddhisme, jusqu’au néo-confucianisme), les Arabo-Persans via les Yuan, les jésuites dès la fin des Ming, etc. Les traditions ont évolué, au point que parler de ‘tradition chinoise’ est bien encombrant, le terme de ‘tradition gréco-romaine’ a au moins l’avantage d’être borné historiquement.
Ne pas comparer les civilisations ? On est entré dans une ère de mondialisation où s’interdire de comparer devient ridicule. Et jusqu’à quelle époque antérieure faudrait-il s’interdire de comparer ? Le propre du cheminement scientifique n’est-il pas justement de comparer en usant de bien des précautions ? Grâce à la compétition – coopération, les Européens se sont beaucoup inspirés les uns des autres autant sur le plan intellectuel et culturel que sur celui des arts, des techniques et des sciences. Cette attitude bénéfique est devenue mondiale. La Chine, longtemps en retrait de la scène mondiale, a, depuis le 19e s., le regard tourné vers l’Europe et l’Occident. Elle a été et est toujours attentive aux réalisations et réactions d’un Occident qui, lui, commence à peine à prendre conscience d’elle. Après avoir été aidée par l’URSS, la Chine communiste s’est tournée vers l’Occident (une certaine libéralisation économique, les sciences et techniques, etc.). De l’histoire, elle a tiré des leçons de ses ‘échecs’, échecs mis ici entre parenthèses car ceux-ci sont tout relatifs, souvent de simples effets de perspective. Avoir privilégié la ‘voie littéraire’ n’a pas été un échec, le Triptyque ayant, au bout du compte, permis une stabilité bénéfique. C’est juste une voie différente de celle de l’Europe ou d’autres ensembles géographiques.
Notre livre l’a montré au moins dans deux domaines, deux Voies : 1. L’isolement maritime officiel à partir du 15e s. a, de nos jours, laissé place à une expansion commerciale tous azimuts (les fameuses ‘Nouvelles routes de la soie’ ou BRI) et un développement maritime sans précédent, civil (porte-conteneurs, ports) et militaire en cours de développement accéléré (porte-avions, bases navales, …). 2. Si la propension ‘littéraire’ a, en partie, handicapé l’empire, la propension technique et scientifique est une des caractéristiques de la Chine moderne. Toujours soucieuse d’éducation, celle-ci approfondit le domaine scientifique, abandonnant le domaine littéraire et artistique aux affres de la censure.
L’Occident pourrait sûrement en observant plus et mieux la Chine apprendre des choses (la solidarité communautaire plutôt que l’individualisme forcené, la liberté ‘éclairée’ plutôt que l’anarchie dans un monde de plus en plus contraignant et dangereux, la collégialité,…), encore faudrait-il qu’il la regarde différemment.
La géopolitique de la RPC tient pour partie à son profond sentiment d’humiliation, quand, au 19e s., les grandes nations du moment, techniquement plus fortes depuis peu, l’ont dépecée. En sus de la défaite, le fait de devoir apprendre les progrès technologiques et autres avancées auprès de Barbares a porté cette humiliation à son comble. La Chine communiste vit actuellement, notamment sous Xi Jinping, dans l’obsession de retrouver dès 2049, un siècle après sa création, sa grandeur d’antan, c’est-à-dire ni plus ni moins que la première puissance mondiale dans tous les domaines. Pour se faire, elle mobilise toute son énergie : propagande, expansion économique, augmentation de sa puissance militaire, accentuation des recherches technologiques.
Cette inquiétante volonté d’hégémonie induit incontestablement un face à face de plus en plus tendu avec l’Occident élargi et plus précisément avec les USA, sans compter les enjeux des ressources pour son expansion, ceux des matières premières dont certaines devenues stratégiques dans une planète surexploitée et climatiquement sensible. Les alliances diplomatiques sont au cœur de la géopolitique, au moment où de nombreux pays cherchent à s’affranchir de la ‘tutelle’ américaine et où la Chine a démontré ses avances économiques, accompagnées d’une technologie qui fait souvent jeu égal avec celle de l’Occident élargi.