Rencontre avec les acteurs de la littérature coréenne en France #1 : Pierre Bisiou, la littérature comme ligne de vie
La littérature coréenne a vu sa popularité augmenter ces dernières années. Ses lecteurs sont de plus en plus nombreux, mais connaissons-nous assez celles et ceux grâce à qui, romans, poésie et essais peuvent nous parvenir entres les mains, en français ?
Ce sont ces actrices et acteurs de la littérature que je vous invite à découvrir dans cette petite série d'interviews/portraits visant à mettre en avant le lien fort qu'ils entretiennent avec la littérature et en particulier la littérature coréenne.
Éditeur depuis plus de trente ans, Pierre Bisiou a co-créé les éditions Le Serpent à Plumes en 1992, avant de diriger la collection de poche, Motifs, jusqu'en 2004. En 2014, il rachète Le Serpent à Plumes, qu'il dirige jusqu'en 2019. Passionné par la littérature coréenne, Pierre Bisiou fonde les éditions Matin Calme en 2019, où ne seront publiés que des auteurs coréens, jusqu'à sa fermeture en 2023.
En binôme, il est également traducteur d'une douzaine de romans coréens contemporains, dont Kim Ji-young, née en 1982 de Cho Nam-joo et Impossibles adieux, de Han Kang, Prix Médicis 2023.
© photo : Pierre Bisiou
1. Que représente la littérature pour toi ? Quel rapport entretiens-tu avec la littérature ?
La littérature contient tout. Elle est l’expression de la pensée, de l’imaginaire. Elle peut décrire le réel, elle peut le dépasser, elle retient le temps dans ses mots ou elle cherche à s’en affranchir. Je ne peux pas vivre sans littérature, c’est ma ligne de vie.
2. Te rappelles-tu de ton premier souvenir lié à la littérature (expérience littéraire) ? As-tu toujours eu un attrait pour la littérature et le monde du livre ?
Mon père lisait. Beaucoup, uniquement par goût. J’ai donc toujours vécu parmi les livres. A toutes mes curiosités, mon père pouvait répondre par un livre. Il m’a mis Marcuse dans les mains à 13 ans quand je lui avais posé une question sur les prophètes dans les religions.
Sinon, enfant, il y avait une collection de livres que j’aimais, « Cinq histoires de… », avec cinq nouvelles autour d’un thème : cinq histoires de cape et d’épée, cinq histoires de western, etc. Puis il y a eu les Arsène Lupin, que mon grand frère avait lu avant moi. Puis la révélation de Rimbaud, dans un train de nuit, à 15 ans. Et enfin « Molloy ».
Le soir où j’ai lu la scène des pierres à sucer, j’étais dans la salle d’attente de ma dentiste, Mme Diogo, à Thiais. Inoubliable, fascinant, j’ai sans doute vraiment découvert le pouvoir de la littérature à cet instant.
3. La littérature coréenne dans tout ça ?
J’y suis venu assez tard, avec L’Âme du vent de Oh Jung-Hi, lu par hasard, comme souvent. Puis, au temps du Serpent à Plumes, nous avions publié un Coréen du Québec, Ook Chung. Mais j’ai finalement basculé vers la Corée par le truchement de mon propriétaire, un Breton passionné d’Asie. L’immeuble où j’étais locataire, à Paris, était habité par deux familles tibétaines et un grand nombre de jeunes Coréens et Coréennes. Dont Kyungran Choi, qui cherchait un nouveau binôme pour ses traductions. Elle m’a contacté et ce fut le début d’une longue marche commune dans la co-traduction de littérature coréenne. Je crois que nous approchons les 15 ouvrages traduits ensemble.
4. Qu’est-ce qui t'attire dans la littérature coréenne ?
N’étant pas du tout spécialiste en ce domaine, je me suis attaché à la littérature coréenne via ses autrices et auteurs. J’ai donc d’abord été attiré par des rencontres : avec Kim Un-su et Haïlji, puis avec Han Kang, puis avec Seo Mi-ae et plus récemment encore avec Chung Bora. Peu à peu j’ai découvert d’autres livres, la poésie de Kim Hyesoon par exemple, ou celle de Jin Eun-young – que tu as reçue dans ta libraire.
5. Comment se distingue-t-elle d’autres littératures selon toi ?
Pour parler de ce que je peux connaître un tout petit peu – la littérature coréenne de genre – je crois qu’elle a bénéficié d’une certaine autarcie. Les auteurs, et plus encore, les autrices, ce sont saisis de cette opportunité du polar ou de la SF sans avoir derrière eux, derrière elles, tout le poids de la culture occidentale de polars ou de SF. Un peu, mais pas trop. De sorte qu’elle s’est développée en grande partie selon ses propres règles, avec une grande liberté. Je trouve cela essentiel et infiniment précieux.
6. Un(e) auteur(ice) à lire absolument pour mieux comprendre la Corée à travers sa littérature ?
Deux, Han Kang et Chung Bora. Bien entendu on ne peut comprendre un pays à travers ses seuls livres, il faudra aussi penser à faire le voyage là-bas, à goûter la cuisine coréenne, à apprendre son histoire,…
7. Un(e) auteur(ice) fétiche ?
Deux, Han Kang et Chung Bora. Chacune dans son univers, chacune avec sa personnalité, ce sont des écrivaines d’une grande richesse. Han Kang possède cette faculté d’explorer loin, très loin certaines douleurs ou certains troubles des âmes. Chung Bora mêle un imaginaire flamboyant à des engagements politiques fondamentaux.
8. Un titre (ou plusieurs) à conseiller pour un novice en littérature coréenne ?
Outre les noms déjà cités, j’ai eu beaucoup de plaisir à lire Pyun Hye-young, à traduire Park Sang-young ou Cho Nam-joo, à éditer Jeong You-jeong. Cela peut sans doute constituer un bon début ?
9. Le livre que tu relis régulièrement ?
Hormis les poètes, je ne relis que Beckett.
10. Quels sont les défis pour la littérature coréenne aujourd’hui ?
Je crains essentiellement la « netflixisation » de leur écriture. Cela se sent déjà, je crois. Surtout dans la littérature de genre où les livres sont de plus en plus souvent écrits pour être adaptés en séries ou en films sur les plateformes de streaming. C’est un appauvrissement dangereux. Les histoires deviennent des scénarios, qui tous se ressemblent. La description s’efface comme si chacun avait déjà en tête les lieux, les gestes, pour les avoir vus dans maints films. Les caractères des personnages se simplifient tandis que les spécificités coréennes s’effacent au profit d’une littérature que les agents pourront vendre dans le monde entier. Cette aseptisation de l’imaginaire est probablement globale, mais je l’ai fortement ressentie ces dernières années dans la littérature coréenne.
Le défi de la littérature coréenne, c’est de savoir conserver des aspects coréens, pas pour le plaisir de l’exotisme, mais pour la richesse d’un imaginaire singulier, me semble-t-il.
Un grand merci à Pierre d'avoir accepté de répondre à mes petites questions !
Pour retrouver les articles de la série "Rencontre avec les acteurs de la littérature coréenne en France" :