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Rencontre avec les acteurs de la littérature coréenne en France #2 : Jean-Claude de Crescenzo, et la nécessité d'une littérature transformatrice



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La littérature coréenne a vu sa popularité augmenter ces dernières années. Ses lecteurs sont de plus en plus nombreux, mais connaissons-nous assez celles et ceux grâce à qui, romans, poésie et essais peuvent nous parvenir entres les mains, en français ?
Ce sont ces actrices et acteurs de la littérature que je vous invite à découvrir dans cette petite série d'interviews/portraits visant à mettre en avant le lien fort qu'ils entretiennent avec la littérature et en particulier la littérature coréenne.


Né en 1952 à Marseille, Jean-Claude de Crescenzo est Maître de Conférences à l’Université Aix-Marseille de 1986 à 2019, où il fonde et dirige les Études coréennes de 2003 à 2019. Il est Fondateur de l’Ecole de Médecine Traditionnelle Coréenne, à Aix-en-Provence, en 2001 et Président de l’Association pour la Coopération France-Corée depuis 2002.
Directeur de la revue de littérature coréenne Keulmadang, depuis 2009, il est aussi co-traducteur. En 2012, il fonde, avec Franck de Crescenzo, Decrescenzo Éditeurs, une maison d’édition consacrée à la littérature coréenne. Ses ouvrages sont régulièrement publiés en Corée. Il a reçu de nombreuses récompenses pour son action en faveur de la littérature coréenne.

© photo : Jean-Claude de Crescenzo



1.    Que représente la littérature pour vous ? Quel rapport entretenez-vous avec la littérature ?

Pour m’en tirer avec une pirouette, je dirais que la littérature, du moins les livres des grands auteurs, c’est la vie. La fiction est la vie. Quant à la vraie vie, celle que l’on vit tous les jours, elle n’est que littérature. Si donc la vie est littérature, on s’y consacre alors tous les jours. Que ce soit par la lecture de livres, d’essais, de revues, d’articles, de textes que l’on écrit, qui vont du journal intime jusqu’au livre, en passant par les articles. Je peux dire que quelle que soit la manière, des plus naïves aux plus sophistiquées, la littérature m’occupe depuis 65 ans.

2.    Vous rappelez-vous votre premier souvenir lié à la littérature (expérience littéraire) ?

Oui, très bien. Je devais avoir 6 ans peut-être, ce jour-là il faisait beau, je jouais dans la cour d’une maison quand ma grande sœur m’a offert une version illustrée des Misérables. Je l’ai lu aussitôt, allongé à même le sol. Je m’enflamme pour Jean Valjean et j’éprouve ma première détestation littéraire pour Javert. Je découvre l’Histoire de France, l’injustice, la lutte des opprimés et l’étrange sensation d’être devant l’inconnu, quelque chose que l’on me cachait : pourquoi les barricades, la misère… Le cerveau d’un enfant est prompt à « se faire un film ». C’est drôle, je revois exactement la scène de cette première lecture. Depuis, le rapport entre histoire, société et littérature ne m’a plus quitté.

3.    Avez-vous toujours eu un attrait pour la littérature et le monde du livre ?

Lorsque j’étais enfant, dans les années 60, la bibliothèque du quartier était tenue par des dames patronnesses étrangement peu enclines à surveiller ce que les enfants empruntaient. La bibliothèque remplaçait l’absence de livres à la maison. Et dès le plus jeune âge, 10 ans peut-être, après « ma formation » avec La Bibliothèque verte, j’ai emprunté des livres qui n’étaient pas faits pour moi. Des livres de philosophie auxquels je ne comprenais évidemment rien mais qui confirmaient l’étrange sensation, sans doute mystique, que l’inconnu nous dominait, qu’il y avait quelque chose « ailleurs » que dans la vie qui se déroulait sous nos yeux, et que la littérature, que je n’appelais pas comme ça, avait pour mission, livre après livre, de nous dévoiler une part de ce mystère. Et de cet âge-là à la post-adolescence, j’ai dévoré dans un état extatique, dans un total désordre, passant des classiques aux académiciens, des romantiques aux révolutionnaires, mélangeant probablement le tout, dans un salmigondis qui m’amuse bien aujourd’hui. Et puis vint le coup de foudre. Colline, de Jean Giono que je lis littéralement en transes, – et sauf souvenir reconstitué, je crois avoir pensé « On peut donc écrire comme ça alors ! » Une langue sortie directement de la terre, explosive, balayant sur son passage ce que nous apprenions alors à l’école, quant au beau style, au bien écrire. Une langue du vivant. L’œuvre entière de Giono a suivi.

4.    La littérature coréenne dans tout ça ?

Elle est venue plus tardivement dans les années 1995 environ, avec les traductions publiées chez Actes Sud. Mais d’abord est venue la Corée, avant sa littérature. Avec les événements de Gwangju. Nous n’avions pas beaucoup d’informations sur ce qui était en train de se passer, mais qu’un peuple asiatique se batte jusqu’à la mort ne cessait de percuter l’image très stéréotypée que nous avions de la docilité des mouvements sociaux en Asie. Dans ces années d’engagement militant, l’exemple de la Corée nous remuait beaucoup. Ce n’est que plus tard, dans les années 97-98 que j’ai commencé à m’intéresser à la littérature coréenne. Et à partir des années 2000, lorsque je suis devenu Directeur du Magistère de Négociation Internationale à l’Université Aix-Marseille, (devenu en 2002 Master de Négociation internationale), qui comprenait 4 sections : Chine, Japon, Monde arabe et Brésil, j’ai eu à cœur de compléter le dispositif, en créent 4 sections nouvelles : Corée, Vietnam, Turquie, Amérique hispanophone. La Corée, je m’y confrontais quasiment tous les jours avec mon maître coréen d’arts martiaux chinois. Cet intérêt pour la Corée s’est accompagné aussitôt de l’intérêt pour la littérature. Et ce fut la grande découverte : Yi Cheongjun, Yi Munyol, Choe Yun, Choi Inhun… et plus tard Yi Inseong, Lee Seung-u, Hwang Sok-yong… Fidèle à mon habitude, j’ai dévoré tout ce que je pouvais dévorer, de lectures de livres, d’articles, de journaux, etc., accompagnement ainsi mon apprentissage de la langue coréenne.

5.    Qu’est-ce qui vous attire dans la littérature coréenne ?

Il faudrait distinguer les périodes pour réponde à cette question. J’avoue un penchant pour la période de la modernisation du pays, entre 1960 et 1990 approximativement. Ces années de souffrance, de capitalisme débutant, de démocratie en marche ont donné des textes inoubliables, dans des registres très différents. Ce sont ces mêmes années qui annoncent le libéralisme le plus dur. Mais entretemps, les temps ont changé et la littérature aussi. Je me souviens d’un colloque d’écrivains auquel j’assistai, il y a déjà longtemps. L’écrivain qui donnait sa communication disait alors : « Les hommes politiques n’ont plus peur de nous. » je ne sais pas si le but de la littérature est d’effrayer le politique, mais ce que je comprenais au travers de cette phrase d’écrivain, c’est qu’il regrettait le temps d’une littérature incarnée, inscrite dans son époque, se fixant une mission transformatrice, et pour le coup attribuable. Aujourd’hui l’interchangeabilité a de beaux jours devant elle. La littérature a gardé ses capacités de résilience mais ses buts ont changé. La « condition littéraire » pour reprendre le titre d’un ouvrage, aussi. Beaucoup de livres ne s’écrivent plus par nécessité. La littérature est devenue un divertissement.

6.    Comment se distingue-t-elle d’autres littératures selon vous ?

Son adossement à l’histoire du pays et des débats concernant le rôle de la littérature sont certainement des faits marquants distinguant cette littérature d’une autre. Aujourd’hui, l’habile soft-power entrepris par la Corée depuis les années 2000 la place sur le devant de la scène mais sans que, globalement, la spécificité soit maintenue. La production actuelle, en tous cas, celle qui parvient en France est beaucoup basée sur la romance, les feel-good, les souvenirs qu’on peut manipuler dans tous les sens. Des romans comme Le grand magasin des rêves, La fabuleuse laverie de Marigold, L’odeur des clémentines grillées, trouvent leur public. Ce qui signifie qu’ils répondent à un besoin du public.  Mais, on a aussi besoin de lire d’autres livres, plus exigeants, pas toujours faciles d’accès, des îlots de résistance en quelque sorte, que ce soit chez les auteurs ou chez les éditeurs comme Imago, l’Atelier des Cahiers ou Decrescenzo. La production traduite ne représente pas la production réelle.

7.    Pouvez-vous nous parler de votre rôle en tant que conseiller éditorial pour les éditions Decrescenzo ?

C’est un rôle bien minuscule. Je me contente de conseiller quelques titres, d’en traduire certains et de donner un coup de main de temps en temps. Mais le véritable homme-orchestre, c’est Franck, assisté de son équipe.

8.    Un(e) auteur(ice) à lire absolument pour mieux comprendre la Corée à travers sa littérature ?

C’est une question vraiment difficile si on la limite à un auteur. Aussi, je vais tricher. Pour comprendre les relations homme-femme, Eun Hee-kyung, la société de consommation Kim Ae-ran, les troubles et difficultés de la jeunesse Chang Kang-myoung, le contexte politique et le mouvement social Hwang Sok-yong. Et puis publicité gratuite, la revue Keulmadang, en librairie ou sur Web est un bon reflet de la production littéraire coréenne et les thèmes qu’elle traite sont vraiment des thèmes d’actualité.

9.    Un(e) auteur(ice) fétiche ?

Je travaille beaucoup sur l’œuvre de Lee Seung-u, œuvre sur laquelle j’ai rédigé un essai d’analyse de son monde littéraire. Il est publié en France et traduit en Corée. Je suis en train d’achever un deuxième essai, en cours de traduction, sur cette œuvre, qui sera vue cette fois sous un angle que je crois original et probablement, je ne le publierai qu’en Corée.

10.    Un titre (ou plusieurs) à conseiller pour un novice en littérature coréenne ?

Si je reprends les auteurs de la question précédente, je dirais : Eun Hee-kyung, Les boîtes de ma femme, Kim Ae-ran, Ma vie dans la supérette et Cours papa cours !, Chang Kang-myoung, Génération B. Rajoutons pour la route, Lee Seung-u, Voyage à Cantant, Kim Soom, La terre qui erre, ou encore la reine actuelle de la SF Kim Cho-yeop avec Propriétés physiques du sentiment ou encore La serre du bout du monde. Citant ces auteurs, je prends conscience de la difficulté de la question et de l’insuffisance de la citation. Il faudrait rajouter beaucoup d’ouvrages de la période éditoriale 1980-1990 en France, et tous les ouvrages devenus des classiques, sous la période japonaise par exemple ou la Guerre de Corée.

11.    Le livre que vous relisez régulièrement ?

Que ma joie demeure, de Jean Giono. Et toujours des projets de relecture, tout Yi Cheongjun, tout Yi Munyol, et La recherche…

12.     Quels sont les défis pour la littérature coréenne aujourd’hui ?

Un seul : la littérarité. Le travail sur la langue, sur le style. La profondeur d’une pensée, la richesse symbolique. Peu importe l’histoire qui est racontée, pourvu que ce que nous lisons continue de nous transformer, de nous bousculer, de nous mener vers un ailleurs souhaitable, de nous donner à penser un monde possible, de nos interroger sur nos travers, sur notre époque. Des livres écrits par nécessité. Les poètes sont sans doute mieux armés dans ce défi à relever. Je travaille de plus en plus sur la poésie coréenne.




Un grand merci à Jean-Claude d'avoir accepté de répondre à mes petites questions !


Pour retrouver les autres articles de la série "Rencontre avec les acteurs de la littérature coréenne en France" :


Bibliographie

Lee Seung-u : une oeuvre entre culpabilité et espoir
13,00 €
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Fictions coréennes
12,00 €
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Mina
9,00 €
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Pavane pour une infante defunte
20,00 €
Disponible sous 4 à 7j
Ma vie dans la superette
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Cours papa, cours !
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Voyage à Cantant
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Ma soeur Mongsil
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Maître, pourquoi ? Petit traité de sagesse pour le monde présent
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