Dialogue sur l'encre et la métamorphose des univers
Le samedi 12 octobre 2024, nous recevions à la librairie un inspirant trio, l'artiste peintre japonaise Eriko Matsuda accompagnée de l'écrivain poète Alain et de Lou, galeriste de la galerie LooLooLook à Paris.
Nous remercions chaleureusement le peintre Pierre-Denis Autric de nous avoir offert la retranscription de cette rencontre.
Eriko Matsuda
Lou : Permettez-moi de vous présenter brièvement le parcours de l'artiste. Eriko Masuda, née au Japon, s'est installée en France en 2014. C'est une artiste que nous admirons pour sa maîtrise subtile de l'encre. Ses œuvres capturent à la fois la douceur d'une rose matinale et la force d'une tempête, tout en repoussant les limites des codes traditionnels japonais. Son talent l'a amenée à participer à des expositions solo et collectives, tant en France qu'au Japon. Je tiens à remercier mon ami Alain, écrivain et poète, qui nous a aidé à
raffiner la traduction franco-japonaise du livre. Ce ne fut pas une
tâche facile, nous y avons consacré 3 à 4 mois de travail. Grâce à lui,
cette version franco-japonaise retrace encore mieux la poésie et la
sensibilité des œuvres d'Eriko Masuda.
Ce livre d'art, La Métamorphose, n'est pas seulement une rétrospective. C'est plutôt une exploration intime de son évolution artistique, depuis ses premières œuvres monochromes jusqu'à ses créations les plus récentes. Chaque page témoigne de son parcours marqué par la résilience et la recherche constante de nouveaux horizons artistiques.
Je vais maintenant laisser la parole à Alain et Eriko qui vont dialoguer sur la démarche artistique d'Eriko et sur le livre La Métamorphose. Merci beaucoup à vous deux pour ce moment de partage.
Alain : Bonjour à tous. Merci beaucoup. Nous allons essayer de parler avec Eriko, qui est une artiste très secrète et qui travaille avec les mouvements de la nature. Elle utilise un élément qui constitue 80% de notre corps et 80% de la planète : l'eau. Une des caractéristiques du travail d'Eriko, c'est qu'elle emploie des éléments extrêmement communs et très anciens pour créer ses œuvres. Eriko, pourquoi l'eau est-elle importante pour toi ?
Eriko : Parce que toute la planète, toute la vie, tout ce qui est vivant, est né par l'eau. Mon travail est entièrement organique. J'utilise de l'eau, de l'encre et du papier. La première étape consiste à mouiller le papier avec de l'eau. Ensuite, je dépose de l'encre, comme pour ajouter de la vie.
Alain : Peux-tu nous montrer comment tu appliques l'encre ?
Eriko : Oui, bien sûr. Parfois, j'utilise un pinceau pour jeter des taches, comme ceci. Là, il y a quatre taches. Parfois, je les mélange, comme un mélange de vie. Si nécessaire, j'ajoute de l'eau. J'utilise aussi des vaporisateurs pour imiter la pluie. Ainsi, je crée des planètes sur le papier. Il faut du temps pour que ça sèche. Parfois, avant que ça ne sèche complètement, j'ajoute encore de l'eau ou de l'encre. Pendant le processus de séchage, je réfléchis à la façon de créer cette vie. Chaque vie est différente, donc parfois j'ajoute encore de l'encre.
Alain : Il y a un aspect important dans le travail d'Eriko : elle utilise des instruments à la fois très simples et extraordinaires. Pour sécher ses œuvres, elle emploie parfois un sèche-cheveux. Cela permet de faire bouger l'encre dans différentes directions, imitant le mouvement du vent. Eriko recrée un environnement sur le papier imprégné d'eau. Elle y verse de l'encre, souvent en touchant le papier avec différents instruments, et parfois en la laissant couler librement. Ensuite, elle laisse sécher. Pour simuler la pluie, elle utilise un brumisateur. Le séchage se fait soit naturellement, soit à l'aide du vent créé par le sèche-cheveux.
Après cette étape, Eriko ajoute des lignes pour apporter des détails. Par exemple, elle dessine des arbres, représentant la croissance de la vie. Elle ajoute des branches et parfois même des "poils" pour enrichir ses créations.
Le processus de création se déroule en plusieurs étapes. D'abord, elle ajoute simplement de l'encre, comme pour insuffler la vie. Ensuite, elle ajoute une deuxième couche d'encre pour intensifier les tons. Parfois, elle ajoute de l'eau sur l'encre pour créer des effets de taches. Elle utilise divers outils avant que l'œuvre ne sèche complètement.
Pour créer les arbres, Eriko utilise parfois une branche. Elle ajoute ces détails une fois que l'encre sur le papier est complètement sèche, en utilisant des baguettes ou des plumes. Son intervention la plus décisive intervient presque à la fin, comme une trace ou une signature, toujours en harmonie avec ce qui s'est créé avant. Ce qui précède est presque une forme de méditation.
Eriko explique qu'auparavant, elle utilisait beaucoup de couleurs et de peinture à l'huile. Cependant, elle trouvait ce processus peu naturel, alternant constamment entre peindre et effacer. Elle a fini par réaliser que la perception des couleurs varie d'une personne à l'autre. Par exemple, là où elle voyait un ciel blanc, d'autres pouvaient le percevoir comme gris. Face à cette difficulté de choisir les couleurs, Eriko a décidé de prendre des photos en noir et blanc. Cela permet à chacun d'imaginer les couleurs à sa façon, rendant l'expérience plus personnelle et infinie. Fatiguée par la complexité des couleurs, elle a finalement opté pour le travail en noir et blanc, laissant ainsi libre cours à l'imagination de chacun.
Eriko était déçue par la perception différente des couleurs pour chacun. Elle souhaitait donner à chacun la possibilité de choisir les couleurs qu'il ou elle perçoit. De plus, elle sentait que sa peinture en couleurs ne lui permettait plus d'évoluer, comme si elle était enfermée. C'est pourquoi elle s'est tournée vers ce qui lui procure le plus d'évolution et de mouvement.
Le noir et blanc est devenu symbolique pour Eriko, très important pour représenter l'univers et son expression. Elle essaie de recréer des univers à partir de matériaux très simples. Les plus basiques pour un artiste sont le support - un papier aquarelle de qualité - et les deux éléments les plus simples qu'elle ait trouvés : l'eau et l'encre. À partir de là, elle crée des variations infinies.
Un aspect touchant de son travail est que ses univers ou paysages débordent des cadres. Ils ne sont pas enfermés, contrairement à la peinture traditionnelle où il y a un cadre défini. Eriko est allée très loin dans ce principe, créant un certain nombre d'œuvres qui sont des diptyques, triptyques ou polyptyques. On pourrait les appeler des pavages, car on peut prendre un carreau et le placer à différents endroits tout en gardant une cohérence. Ces univers sont à la fois connectés, mais conservent toujours un mouvement interne.
Eriko explique : "Ma peinture, c'est l'univers. C'est la métamorphose de la nature. Je travaille sur le papier sans vouloir exactement décider du résultat. Je souhaite laisser place à l'imagination du public."
Il y a quelque chose de très japonais dans tout le processus de création d'Eriko, dans sa relation à l'œuvre et au public. Elle ne cherche pas à se mettre en avant, mais laisse les choses se faire. Elle invite les éléments à se manifester sur le papier, n'intervenant que légèrement.
Par exemple, certaines de ses œuvres sont composées de plusieurs panneaux que l'on peut agencer de différentes manières. Il n'y a pas de sens prédéfini, les panneaux se connectent naturellement, rappelant le fonctionnement de notre esprit.
La notion de métamorphose est centrale dans le travail d'Eriko. Quand on lui demande comment elle en est venue à s'intéresser à ce concept, elle répond : "Parce que moi aussi, je suis en constante métamorphose. C'est une transformation nécessaire et obligatoire à considérer."
©Eriko Matsuda,
Encre de chine sur papier aquarelle, 400 x 500 mm,
La saison de liberté
, 2017
Alain : Je peux vous raconter deux histoires liées à son travail. J'ai imprimé une œuvre qui s'appelle "Naître" ou "Naissance". Je vais aussi vous montrer un détail d'un autre tableau intitulé "Liberté" [Alain nous montre le papillon agrandi du tableau "La saison de liberté"]. Ce détail fait penser à un phénix, ce qui évoque l'histoire de Zhuangzi.
Zhuangzi rêva qu'il était un papillon. Il voltigeait, heureux de son sort. Soudain, il se réveilla et se souvint qu'il était Zhuangzi. Il se demanda alors : "Suis-je Zhuangzi qui rêvait d'être un papillon, ou suis-je un papillon qui rêve qu'il est Zhuangzi ?" Zhuangzi a ajouté une phrase cruciale : "La différence entre Zhuangzi et un papillon est appelée transformation des êtres."
Je crois que le travail d'Eriko consiste à poser sur papier, avec de l'encre et de l'eau, cette transformation des êtres. C'est ce qui la touche : la transformation intérieure et les transformations extérieures.
Quand Eriko commence une œuvre, elle n'a pas toujours une intention précise. Elle mouille le papier et dépose directement l'encre. Parfois, elle a quelques idées en tête, mais elle se laisse transformer par le processus. C'est une sorte de communication avec le papier. Au début, elle a quelques images en tête, mais tout au long du processus, elle se transforme. À la fin, elle a souvent tout oublié de son intention initiale, car un nouvel univers est né.
C'est pourquoi ces œuvres sont très vivantes. On peut les regarder plusieurs fois et voir différentes choses. Elles peuvent être perçues à différentes échelles, comme des univers célestes avec des étoiles, ou comme des vues microscopiques de cellules. Pour Eriko, l'inspiration ne vient pas nécessairement de paysages réels. Elle pense qu'il est plus important de découvrir à nouveau son paysage intérieur, son paysage originel.
Quant à la différence entre l'art japonais et l'art français, Eriko mentionne que cela tient en partie à l'éducation artistique. Elle a étudié à l'Université d'Art au Japon, où elle a beaucoup pratiqué la sculpture avant de se tourner vers la peinture. Il existe une différence fondamentale entre l'art asiatique et l'art occidental, notamment dans la façon dont les artistes abordent leur travail. Les philosophes asiatiques ont une grande influence sur les artistes de cette région, en particulier ceux qui pratiquent l'art monochrome comme Eriko. Cette approche est souvent imprégnée de l'esprit zen, ce qui la distingue même des artistes français travaillant en noir et blanc.
Les artistes asiatiques sont éduqués dans un environnement imprégné du concept du yin et du yang. Cette philosophie fait partie intégrante de leur éducation et se reflète naturellement dans leur art. Ils ont tendance à représenter ce qu'ils ressentent, tandis que les artistes européens se concentrent davantage sur la représentation de ce qu'ils voient. Cependant, il est important de noter que cette distinction n'est pas absolue et ne peut être généralisée à tous les artistes.
Au début du 20ème siècle, certains artistes européens se sont intéressés à la notion de transformation dans l'art. Kandinsky, en particulier, est un exemple notable. Ses premières œuvres abstraites établissaient des équivalences avec la musique, une approche qui présente des similitudes avec le travail d'Eriko. Néanmoins, les interventions finales de Kandinsky sur ses tableaux ont tendance à être plus "yang", c'est-à-dire plus affirmées et dynamiques, contrairement à l'approche plus nuancée d'Eriko. Il est crucial de comprendre que le concept du yin et du yang n'implique pas une séparation stricte, mais plutôt un équilibre et une transformation continue. C'est une question de dosage et de transformation constante plutôt que d'opposition binaire.
Un chaleureux merci à Eriko, Alain et Lou pour leur présentation pleine de poésie et de finesse. Nous leur souhaitons une belle poursuite de collaboration !